Les leçons à tirer de Sivens ou la faillite de notre fonctionnement démocratique traditionnel
Le drame de Sivens avec la mort du jeune botaniste Rémi Fraisse, fauché par une grenade offensive lancée par la gendarmerie mobile à l’âge où l’on courre les filles et tente de protéger les renoncules à feuille d’ophioglosse, illustre parfaitement la crise démocratique dans laquelle nous sommes plongés. Sans parler de l’aberration écologique et budgétaire en temps de disette des finances publiques de ces grands projets inutiles.
Edgar Morin juge qu’"à l’image d’Astérix défendant un petit bout périphérique de Bretagne face à un immense empire, les opposants au barrage de Sivens semblent mener une résistance dérisoire à une énorme machine bulldozerisante qui ravage la planète animée par la soif effrénée du gain. Ils luttent pour garder un territoire vivant, empêcher la machine d’installer l’agriculture industrialisée du maïs, conserver leur terroir, leur zone boisée, sauver une oasis alors que se déchaîne la désertification monoculturelle avec ses engrais tueurs de sols, tueurs de vie, où plus un ver de terre ne se tortille ou plus un oiseau ne chante".
La zone humide du Testet fait partie des zones humides majeures du département du Tarn du point de vue de la biodiversité. Plus de 90 espèces protégées y trouvent refuge. Le projet de barrage de Sivens prévoit la réalisation d’un barrage réservoir d’un volume de 1,5 millions de m3 afin de maintenir les niveaux d’étiage mais surtout l’irrigation des "maïsiculteurs" de la vallée. Il ne fait que participer à la destruction – et ce de manière irréversible – de près de 17 hectares de zone humide par l’ennoiement de 12 hectares.
Le rapport d’experts mandatés par la ministre de l’Ecologie et présenté lundi 26 octobre concentre toutes les critiques formulées depuis des mois par les écologistes : surestimation des besoins ; étude d’impact de qualité "très moyenne" ; financement du projet "fragile". Ce rapport prouve la précipitation et l’inutilité d’un tel projet, qui ne bénéficiera, selon les deux experts mandatés, qu’à une quarantaine de personnes. C’est une insulte faite à l’intérêt général.
Le débat depuis quelques jours porte sur l’argument de légalité du projet mis en avant par les élus locaux face aux pressions d’une dite "minorité agissante" : les occupants de la ZAD du Testet. Cet argument est terrible venant d’un exécutif local (le Conseil général du Tarn) qui depuis 15 ans exploite le barrage de Fourogue en parfaite illégalité suite à une décision de justice survenue après les travaux.
Le passage en force du Conseil général et de la préfecture du Tarn, refusant tout débat contradictoire depuis près de deux ans, s’est fait contre l’avis des scientifiques du Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN) et du Conseil scientifique régional du patrimoine naturel, en utilisant des méthodes violentes d’expulsion contre les opposants pacifiques au projet de barrage depuis des mois. La déclaration d’utilité publique (DUP) prise par la préfecture du Tarn a été prise avant même ces avis négatifs. La radicalisation des opposants vient sà »rement un peu de cette surdité et de la stratégie de la tension mise en place par les autorités publiques locales.
En fait, le philosophe Dominique Bourg a bien pointé la dualité existante dans ce type de projet entre la légalité supposée de l’action des élus et la légitimité de cette action : "quand vous vous faites élire sur un programme et que vous faires l’inverse, vous prenez la légalité en otage. Que cela suscite des mouvements de résistance, c’est compréhensible". Le projet de barrage illustre parfaitement le propos : les élus locaux on servi les intérêts d’une minorité du monde agricole sans aucun débat public. La légitimité c’est la défense de l’intérêt général. Pour épouser l’intérêt général, il faut tenir compte de l’avis des experts, des populations locales et non seulement des élus locaux. Le contrôle citoyen est essentiel pour réhabiliter la démocratie représentative et empêcher le divorce définitif entre le peuple et ses représentants.
Comment ne pas s’interroger aussi sur la "consanguinité" et les conflits d’intérêts existants dans le cadre de ce projet. La Compagnie générale des coteaux de Gascogne (CACG) s’est vue attribuée sous la forme d’une concession d’aménagement, outre les études préalables relatives en besoin en eau des agriculteurs, celles de faisabilité du barrage mais surtout la construction de l’ouvrage. Cette société d’économie mixte (SEM), juge et partie en l’espèce, est en outre composée majoritairement de représentants des conseils généraux. Il y a de très grandes chances que le tribunal administratif annule la DUP si l’on s’en réfère à la jurisprudence de la Cour administrative de Bordeaux arrêtée en 2007 sur un dossier similaire. Le problème c’est que les recours juridictionnels ne sont pas suspensifs et que les travaux peuvent être achevés lorsque le juge administratif rend son jugement.
Enfin, la tragédie de Sivens doit nous interroger sur l’équipement des forces de l’ordre (police et gendarmerie) qui se révèle inadapté avec de plus en plus de blessés graves parmi les manifestants du fait de l’utilisation d’armes létales. La France devrait bannir les Flash-Balls, les grenades offensives, de désencerclement et autre Taser. Il faut rechercher les outils d’une véritable politique de prévention des risques appuyée sur des dispositifs non létaux pour contenir tout débordement violent.
Il faut enfin tirer les leçons de la mort de Vital Michalon à Creys Malville en 77, de celle de Malik Oussekine en 86 ... Et aujourd’hui de celle de Rémi Fraisse. Plus jamais ça !
Les réponses gouvernementales apportées à ce drame sont à côté de la plaque : les membres du gouvernement mettent deux jours avant d’avoir un mot de compassion pour les proches du jeune Rémi ; ils jouent sur la stigmatisation des écologistes mobilisés et sur les dites violences de certains groupes ultras souvent téléguidés pour éviter de parler du fond du problème ; Ségolène Royal réunit l’ensemble des acteurs locaux trois ans trop tard et après qu’il y ait eu un mort pour annoncer qu’il faut que les opposants évacuent la zone occupée et le Premier Ministre dans la foulée affirme vouloir poursuivre les travaux du plus emblématique des grands projets inutiles : l’aéroport de Notre dame des Landes dans le bocage nantais.
Misère du présent, richesse du futur… Puisse la tragédie de la vallée du Tescou servir de leçon pour éviter d’autres drames et éclairer sur la faillite d’un modèle de société productiviste et anti-démocratique et les promesses d’un autre monde où le "toujours plus" serait remplacé par le "vivre-mieux" ensemble en préservant notre environnement.